#33 — Et si les Luddites avaient gagné ?
#33
Dans ce numéro :
→ Et si en 1811 les Luddites avaient gagné ?
→ Mais, en fait, c'est quoi un Luddite ?
→ En bref
VLAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAM !
Ça, c'est le bruit que fit la masse de Ned Ludd lorsque celle-ci s'abattit sur la machine à tisser. Un bruit qui aurait fait sursauter n'importe quel quidam, situé à proximité du lieu. Un bruit dont nous entendons encore l'écho, par delà les années, les décennies et les siècles.
VLAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAM !
Ainsi est né le mouvement Luddite.
Pourquoi m'intéresser à l'écho du premier mouvement ouvrier plus ou moins coordonné contre un outil présenté comme une avancée technologique, à l'époque ? C'est en lisant un article et un essai, qui n'ont apparemment rien de commun, et l'apparition dans le paysage du Collectif La Ronce.
En 1995, Kevin Kelly, co-fondateur du magazine Wired, technophile béat et Kirkpatrick Sale, néo-luddite et auteur remarqué de Rage Against The Future font un pari : dans 25 ans, laquelle des deux visions aura gagné du terrain ? La société se sera-t-elle effondrée sous l'effet d'une technobésité ou bien aura-t-elle résisté ?
25 ans après, ils font le bilan de ce pari. Au-delà de ce rapport de force peu intéressant en soi, c'est l'affrontement de deux visions de la société radicalement différentes qui est ici à creuser... Est-ce le silence du tapotement de nos doigts sur les claviers ou le VLAAAAAAM de Kirkpatrick Sale (il a détruit sur scène quelques ordinateurs) qui s'est imposé ?
Cette réflexion est entrée en résonance avec le début de l'essai d'Andreas Malm, Comment saboter un pipeline, dans lequel il fait part de l'étonnement de l'écrivain britannique John Lanchester sur les actions non-violentes des écologistes. Pourquoi, vu l'urgence climatique, iels ne s'attaquaient pas aux stations services, ou aux SUV ?
Oui, en effet, pourquoi une telle sagesse ? Du coup, le Collectif La Ronce, qui a certainement lu cet essai, avait annoncé en octobre dernier vouloir dégonfler les pneus des SUV.
Et du coup, je me suis demandée, quel écho aurait-on de cette action dans 200 ans ? La réponse est évidente et simple : PSCHHHHHHHHHHHHIIIIIT !
Je ne suis pas sûre qu'on se souvienne de ce bruit-là.
Bonne lecture !
-- Dominique PS : Pour information, j'enverrai désormais la newsletter le week-end. Le prochain numéro de Futuromium paraîtra donc le 20 ou le 21 février.
Le plan de l'intrigue d'Inception dessiné par Christopher Nolan
Et si, en 1811, les Luddites avaient gagné ?
Généralement, on associe un luddite à un technophobe, à une personne détestant la technologie sous quelque forme qu'elle soit. Pourtant, historiquement, le mouvement luddite est une réaction née des accidents industriels, des mauvaises conditions de travail, de l'appauvrissement organisé, de la perte de savoir-faire et de l'absence de syndicat. Les luddites ne faisaient que canaliser leurs colères sur des machines qui pour la plupart leur enlevaient le pain de la bouche. C'était une manière de faire pression sur un patronat, plus enclin à faire du profit qu'à s'occuper du bien-être des ouvriers et ouvrières, à l'aube de la première révolution industrielle.
Dans ce long article, la chercheuse Miriam A. Cherry décrit une histoire alternative dans laquelle les luddites ont réussi leur campagne et ont offert une nouvelle vision, un nouveau rapport économique et durable entre la société et les technologies. C'est une entrée encyclopédique, inspirée par ce petit essai, auquel les ami.e.s de Design Friction ont participé. Nous sommes en 2500 et les luddites ont réussi à imposer une société alternative.
Plusieurs points m'ont particulièrement intéressée et notamment, cette introduction à l'économie durable (ce concept créé dans les années 90 par Mohan Munasinghe, que l'on connaît mieux sous le vocable de développement durable) :
The Luddite movement was a precursor to the development of the economic philosophy known as Sustainomics, which promotes technological development that adheres to principles of Utilitarianism and Human Flourishing Doctrines. Sustainomics began its rise in the early part of the 20th century and has remained the dominant economic system of the Hemispheric Union for the past 600 years.
La réussite du mouvement est due principalement à l'implication des femmes et des enfants : Under the Combination Act of 1799, Parliament had outlawed unions. It was amidst these stark conditions that the Luddites began to organize in secret. The Luddite Movement was open to both women workers and child laborers. Indeed, women and children comprised roughly 40 percent of the Luddite membership.
Après une série d'actions qui se révélèrent positives et populaires, le luddisme imposa peu à peu une nouvelle vision de la société dans laquelle les ouvriers et ouvrières s'approprièrent l'outil de production : Sometime in 1812 a group of Ludd’s followers in Nottingham gained control of a tool factory, and used its metal-working machines to construct large hammers. In turn, those involved in factory takeovers would use the massive hammers to break machines that had been responsible for death or injury by industrial accident. Ludd’s own hammer was named “Great Enoch.” The original hammers were later employed in ceremonial capacities establishing trade relations between the United Kingdom with Russia and Japan, before the Great Consolidation into the Hemispheric Union. Today the original ceremonial hammers are displayed in the British Museum’s Robert Owen Branch in Valles Marineris, Mars.
Pour enfin construire une société dans laquelle le rapport à la machine est sain et productif pour tout le monde. Les travailleurs et travailleuses débattent sur le bien-fondé de telle ou telle technologie par l'intermédiaire d'un Conseil Luddite : In the early 1820s each factory set up its own distributed “Luddite Council,” which was elected from the cadres. Growing out of a notion that industrial technology was outpacing the human ability to respond to it – or, for that matter, even comprehend it – the Luddite Councils were set up to discuss and debate proposed technological changes.
The cadres were not convinced that the free market should be the only determinant of technology. Instead, they firmly believed that technology had to be adopted democratically and used for the common good, not just the interests of the few.
Mais qui sont en fait les luddites ?
Je vous parle peut-être d'un mouvement dont vous ne connaissez que le nom, sans être un spécialiste de la question. Il faut savoir qu'en France, il y eut très peu d'étude sur le sujet jusque dans les années 2000. Le premier à avoir écrit sur le sujet est mon ami écrivain Francis Mizio en 1998 dans Libération. L'auteur de Domo Dingo y faisait une première recension du luddisme et relatait déjà le pari évoqué dans mon introduction. Depuis, maints chercheurs et historiens se sont emparés du sujet et je ne saurai trop recommander la lecture des essais historiques de François Jarrige.
Mais je vais rapporter plutôt ce qu'en dit Gavin Mueller dans son dernier essai au titre très évocateur Breaking Things at Work, The Luddites Are Right About Why You Hate Your Job. Les Luddites étaient essentiellement des travailleurs du textile situés dans le nord et les Midlands de l'Angleterre et leur mouvement politique, au cours duquel ils ont pris ce nom, est surtout apparu dans la deuxième moitié du XIXème siècle. Durant cette période, ils étaient confrontés à des bouleversements mondiaux dont l'apparition de nouvelles technologies qui permettaient de fabriquer des tissus à moindre coût. Ces technologies sapaient un savoir-faire et un commerce établi. En effet, ces machines demandaient peu de qualification, les employeurs faisaient donc plus appel à des ouvriers non qualifiés qu'à des artisans reconnus. Les artisans faisaient partie d'une guilde et bénéficiaient en échange de leur adhésion de certains privilèges.
Très vite, les tisserands ont compris la menace que représentait l'avènement de ces nouveaux métiers à tisser pour leur travail mais aussi pour leurs communautés. A l'époque des villes entières étaient composées de tisserands : ils n'étaient pas riches, mais vivaient relativement bien et surtout contrôlaient leur travail. Avec les machines, ce n'était plus le cas. Ils devaient donc agir et clandestinement, parce que les syndicats étaient interdits. Ils se sont vite aperçus que le gouvernement ne les soutenait qu'en façade.
Pendant plusieurs mois, quelques vagues discontinues de cassage de machines à grande échelle où des groupes de Luddites attaquaient diverses usines et détruisaient des machines. Pourtant les réduire uniquement à cet aspect serait trop simple. Parallèlement à leurs actions, ils déployèrent une forte activité militante en écrivant des lettes de doléance aux gouvernants et aux propriétaires d'usine, les menaçant les plus souvent de représailles s'ils continuaient à favoriser l'introduction de ces machines. Malheureusement, le mouvement se perdit en cours de route en devenant de plus en plus violent : de briseurs de machine, ils devinrent des meurtriers.
Pourtant, aujourd'hui, on assiste à un certain regain d'intérêt pour ce mouvement. Aujourd'hui les néo-luddites se sont achetés une image de non-violents. Si actions il y a, elles se cantonnent le plus souvent à des bris de machine ou à dévisser des bouchons dans les grandes surfaces. Comme les premiers Luddites, ils demandent à ce que l'on réfléchisse ensemble au projet de société que nous voulons.
En bref
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→ Why I became Peter Pan
→ Que peut apporter le bouddhisme à l'intelligence artificielle ?