#56 – La technocritique a-t-elle encore un avenir ?
L’année dernière, un thread de l’ancien rédacteur en chef de de la revue technocritique Logic Magazine, Ben Tarnoff, était remonté sur ma TL Mastodon : “I think we’ve reached the point in the techlash when tech critiques have themselves begun to feel algorithmic, which is to say, as procedurally generated as the industry thought-leader discourse they take as an object of critique.” En résumé, selon lui, une rengaine en boucle se mettait en place : X n’est pas une panacée, la Silicon Valley réinvente Y, les TechBros ruinent la génération Z. Il se réjouissait que le mouvement technocritique soit devenu prépondérant mais il s’inquiétait du niveau du débat, à savoir que l’indignation et la critique sont essentielles pour dénoncer toutes les dérives technologiques, à commencer par les inégalités et les discriminations mais elles restaient, pour l’instant et pour la plupart, lettres mortes.
Depuis 4 ans que je tiens cette newsletter, où je ne fais que critiquer la vision qu’ont certains de la technologie, il me paraîtrait malhonnête de ma part de ne pas me poser ces quelques questions et de ne pas remettre en perspective la technocritique telle qu’elle est abordée aujourd’hui : dois-je continuer Futuromium ? Apporte-t-elle une quelconque valeur ajoutée ? Les gens apprennent-ils quelque chose qu'ils ne savent pas déjà ? Ou, à l'inverse, à quel moment ne suis-je pas simplement en train de "sensibiliser" aux mêmes vieux problèmes, de me vanter de ma supériorité morale et de ne rien faire fondamentalement pour les changer ?
Le technocritique Evgeny Morozov me répondrait que ça n’en vaut pas la peine. Dans son article de 2015, The Taming of Tech Criticism, il déplorait déjà de l’inéficacité du mouvement :
Radical technology critics face an unenviable choice: they can either stick with the empirical project of documenting various sides of American decay (e.g., revealing the power of telecom lobbyists or the data addiction of the NSA) or they can show how the rosy rhetoric of Silicon Valley does not match up with reality (thus continuing to debunk the New Economy bubble). Much of this is helpful, but the practice quickly encounters diminishing returns. After all, the decay is well known, and Silicon Valley’s bullshit empire is impervious to critique.
Bref, le sentiment diffus de nourrir la bête que nous combattons se fait de plus en plus tenace, quand cette dernière ne trouve pas les parades pour se moquer ouvertement de nous.
Dernièrement, deux histoires viennent corroborer ce sentiment. La première concerne l’IA et Microsoft. Un ingénieur, faisant parti de la redteam, a alerté sa direction sur la dangerosité des images générées par l’IA. Réponse de Microsoft fut de ne… rien faire. L’ingénieur a donc porté l’affaire devant la FTC. Depuis que ChatGPT et consort font la pluie et le beau temps de la tech, experts et scientifiques dénoncent régulièrement les dangers de ces produits… Pour quels réultats ?
La deuxième histoire concerne le Digital Market Act qui est entré en vigueur hier. Cette loi européenne vise à réguler les monopoles des géants du web, et est censée améliorer l'expérience des internautes et des plus petits acteurs du numérique. Une des mesures phare du DMA est l'interopérabilité entre les plateformes sociales, à savoir l'utilisateurice de Signal devrait pouvoir envoyer un message à un contact sur Whatsapp et vice versa. Dans l'absolu, la même chose pourrait arriver entre Twix et Mastodon. Mais le problème est que de bien entendu les GAFAM renâclent ou interprètent comme ils le veulent cette loi. Ainsi Google a annoncé qu'il était désolé des inconvénients générés par cette loi en supprimant des résultats de sa recherche Maps (l'app la plus utilisée) :
Plusieurs dispositions du nouveau règlement impliquent des arbitrages difficiles, qui ne seront pas sans conséquences pour les personnes et les entreprises qui se servent de nos produits », a écrit l'entreprise qui explique avoir essayé de trouver un équilibre.
Apple a décidé de faire un doigt d'honneur car ça voudrait dire pour la firme de Cupertino d’ouvrir son système fermé, ce qui serait une révolution copernicienne pour cette entreprise et je ne suis pas sûre qu'on ait très envie sur Masto de communiquer avec Twix.
Deux histoires et deux mêmes réponses : circulez, il n’y a rien à voir.
Vers une philosophie de la subsistance technocritique
Pour en revenir aux propos de Morozov, ce qui manque, selon lui, c'est une vision. La plupart des critiques se préoccupent des "problèmes de conception et de leurs solutions généralement faciles", ou attribuent les dommages technologiques à la "fausse conscience" des constructeurs plutôt qu'à la structure économique. Il poursuit : "Changing public attitudes toward technology—at a time when radical political projects that technology could abet are missing—is pointless.”
Par ailleurs, nous ne pouvons pas négliger le pouvoir de la culture dans le façonnement de la technologie - les fondateurs ont longtemps utilisé leur travail comme une expression à grande échelle de leurs convictions politiques et sociales. Notez l'importance persistante de l'écosystème des logiciels libres. Observez comment les méthodologies organisationnelles telles que "le lean startup" ou le “design thinking” ou encore le “design fiction” se répercutent sur la base de livres et d'articles de blog. Considérez la manière dont certaines philosophies de niche telles que le transhumanisme ont eu un impact financier important. Je refuse tout simplement de croire que Clubhouse, Elon Twitter ou les centaines d'applications de prise de notes soutenues par le capital-risque reflètent une quelconque allocation rationnelle des ressources, elle n’est que le reflet des inclinations personnelles des dirigeants de la Silicon Valley. D'après mon expérience, la culture technologique est beaucoup plus flexible (et mimétique) que ne le pensent les matérialistes. Et elle peut avoir l’apparence de l’horizontalité alors qu’elle n’est que verticalité.
Parenthèses, on ne peut nier qu’à plus grande échelle, des quantités de recherches et de critiques sur la relation entre les téléphones, les médias sociaux, la radicalisation, l'exploitation et les maladies mentales ont inspiré un plaidoyer législatif visant à encourager l'utilisation de paramètres par défaut plus sûrs pour les moins de 18 ans.
C'est là que Morozov pourrait dire que les critiques de la technologie ne vont pas assez loin. Mais la plupart des gens ne se réveillent pas marxistes ; ils s'activent plutôt en découvrant les macro-structures qui façonnent leurs expériences spécifiques - même si ces expériences sont aussi superficielles qu'un écran criblé de publicités. Une bonne critique n'est pas seulement de l'activisme ; le travail difficile du critique consiste à tracer la ligne qui va du particulier au général et vice-versa. Cependant, est-ce suffisant ? Tant qu’un projet ne s’attaquera pas frontalement à la structure du capitalisme, ces critiques ne toucheront que la marge.
Aussi, il me paraît essentiel aujourd’hui de réfléchir à une subsistance technocritique. Et elle commence par poser une taxonomie de la technocritique qui nous permettrait de poser à terme un projet politique viable. En distinguant différentes approches de la technocritique, nous saurons, grâce à la production intellectuelle sur la question, les éléments déterminants pour bâtir une vision. Et elle ne sera valable que si nous adoptons une vision de la subsistance, à savoir une approche culturelle qui prenne en compte les différentes composantes de l’humanité et ses besoins minimalistes. Il ne s’agit pas de se recroqueviller, bien au contraire ! Mais la galaxie technocritique manque singulièrement d’une grammaire commune pour contrer plus facilement cette obsession de la croissance et du progrès et cette foi inébranlable dans la tech salvatrice. Cette technocritique de la subsistance passe par exemple par un ralentissement du rythme de “l’innovation”, reposer le postulat du progrès à l’aune des savoirs autochtones, etc. Notre vie technologique quotidienne est un terrain politique fondamental. Sans cette politique du quotidien, on aura du mal à créer du liant social, qui soit égalitaire et écologique. Contrairement aux idées reçues, on doit ce confort de notre société technologique au colonialisme et à l’invisibilisation des petites mains.
Une autre organisation est donc possible, à condition qu’elle soit redistribuée avec les communautés en prise directe avec ce quotidien, pour casser définitivement l’accélération extractiviste et coloniale, qui se manifestent par le retour brutal de la “nécessité”, de la matérialité de nos sociétés siliconnées.
C’est un travail de longueu haleine : nous devons proposer l’équivalent d’un Capital, sinon nous serons voués à n’être que des agitateurices.