#HS2 Nous vivons de le monde imaginé par J.G. Ballard
Bienvenue dans ce hors-série #2 !
Lorsque j'ai lancé Futuromium, il y a tout juste 3 mois maintenant, je ne m'attendais pas, comme vous tous, à vivre de tels instants. Cette crise sanitaire est pour un futurologue ou un prospectiviste une source inépuisable de réflexions. La prospective semble avoir retrouvé une place dans les discussions. Tout spécialiste d'un domaine y va de sa ritournelle sur le monde d'après en proposant des scénarios. Un nouveau concept pointe même le bout de son nez, né dans le cerveau de consultants mal inspirés, la low-touch economy. Cette nouvelle matrice du business as usual ne fait que reprendre les vieilles pratiques. Rien de neuf donc à attendre de ces personnes en termes de véritables réflexions systémiques pour le monde d'après.
Comme beaucoup se sentent pousser des ailes de futurologue, j'ai détourné mon regard rapidement de cette soudaine et abondante littérature pour me plonger dans la fiction et l'art pour mieux appréhender nos futurs. Depuis quelques années, un terme revient souvent dans mes lectures anglo-saxonnes : celui de ballardien. On parle souvent de monde orwellien, ou même gibsonnien, mais rarement de monde ballardien. Plus je lisais d'essais de la part de prospectivistes et futurologues anglo-saxons, plus ce terme, qui fait référence aux univers développés par l'écrivain britannique J.G. Ballard, faisait écho aux événements que nous vivons aujourd'hui.
Cet immense écrivain de science-fiction dit un jour : "La fiction est déjà là. Il nous appartient d’inventer la réalité." Si J.G. Ballard était encore parmi nous aujourd'hui, que penserait-il de la crise sanitaire ? Ce numéro consacré à l'écrivain tentera de répondre à cette question : J.G. Ballard a-t-il inventé notre réalité ?
Au sommaire de ce numéro :
Bonne lecture !
-- Dominique
Nous vivons dans le monde de J.G. Ballard
Plus qu'aucun autre écrivain de science-fiction, J.G. Ballard a imaginé la fin de notre civilisation, de la catastrophe naturelle globale à la catastrophe urbaine. De sa banlieue londonienne, il était une vigie, un fin observateur de nos sociétés occidentales, décrivant avec acuité les désastres à venir : les ravages du consumérisme, l'uniformisation, l'ennui, la violence et le brutal changement climatique. Journaliste scientifique, il a longtemps écrit sur les étoiles et le cosmos pour progressivement évoluer vers l'anticipation sociale et étudier ce qu'il a appelé la psychopathologie collective.
Que ce soit dans la trilogie de béton, (Crash !, L'île de Béton et I.G.H) ou dans un de ses derniers romans Super-Cannes, Ballard a observé les humains en société dont les dérives sont devenues sa spécialité : des gens, comme vous et moi, emportés dans une civilisation qu'ils ne maîtrisent plus et ne comprennent plus. Poussant les logiques jusqu'au bout, il y décrit des road-trips pervertis dont l'objet automobile concentre toutes les pathologies ou une ségrégation sociale poussée à son extrême dans une tour de 40 étages, quand plusieurs rouages technologiques tombent en panne.
Dans une interview accordée au Monde en 2006, Ballard se défendait d'être pessimiste. Pourtant, les mondes apocalyptiques qu'il décrit entrent en résonance avec ce que nous vivons aujourd'hui. Et me direz-vous, a-t-il imaginé un monde confiné ? En 1997, il écrivit une nouvelle The Intensive Care Unit (Unité de Soins Intensifs en français) qui prend place dans un monde où les humains sont confinés chez eux, interagissant avec les autres, par caméras et écrans interposés. Ça vous rappelle quelque chose ?
Lorsque Bruce Sterling parle de J.G. Ballard
Je ne présente plus Bruce Sterling, l'auteur de science-fiction américain, co-fondateur du mouvement cyberpunk. Lorsqu'il n'écrit pas des romans ou des nouvelles de science-fiction, Bruce Sterling a une activité journalistique assez intense (il a longtemps tenu un blog remarquable sur Wired) et travaille sur des projets à vocation prospective. En 2004, il donne son point de vue sur Ballard. En voici quelques extraits traduits :
C'est quelqu'un qui semble vraiment à l'aise dans le monde de la science, essentiellement parce qu'il écrivait pour des magazines scientifiques dans ses premières années professionnels. Il savait comment obtenir les informations, les traduire et les réécrire pour ses lecteurs. Il n'est donc pas impressionné par la technologie ou le matérialisme technologique. Il n'aime pas le scientisme mystique. Il n'habille pas les choses avec une quelconque majesté littéraire, des métaphores outrancières, des faux-semblants, du style, des comparaisons poussées. [...]
C'est une extrapolation, mais c'est une extrapolation qui va dans le sens de la folie. Il s'agit de réfléchir à la réaction humaine face à l'innovation technique d'une manière qui n'est pas simple. Ce n'est pas une réflexion sur le design, la science, la technique, la médecine, c'est une réflexion surréaliste. [...]
Il a tout simplement meilleur goût que la plupart des auteurs de science-fiction. Il s'intéresse intellectuellement de façon cohérente à des choses qui ne sont pas des sciences, des technologies ou de l'ingénierie. Il est conscient de ces choses parce qu'il dispose d'un ensemble d'outils plus variés. Il est plus doué pour la lecture. C'est un homme qui a beaucoup voyagé. C'est un enfant de la diaspora. Il a grandi en Chine, principalement. Ce n'est pas le genre de gars de la Petite Angleterre. Il n'a rien d'un esprit de clocher. Il ne succombe jamais aux nationalistes. Il n'est pas religieux. Il a juste de l'imagination à l'échelle cosmique. C'est un type difficile à surprendre. [...]
A mes yeux, ses dernières oeuvres réprimandent amèrement et doucement, il reconnaît que notre civilisation est devenue vraiment folle. Les mêmes erreurs se reproduisent et il nous avertit : "Écoutez, nous nous dirigeons vers un monde où la réalité du consensus est tout simplement insoutenable, et les idées que la majorité de notre peuple porte au fond de son cœur ne sont tout simplement pas liées à la réalité". Je pense que c'est peut-être une évaluation très prophétique de sa part.
N'est-ce-pas ?