#14 Le futur comme injonction
#14
Dans ce numéro :
→ La théorie du cygne noir
→ Planifier, prévoir... cette ombre du futur
→ L'histoire du futur
→ En bref
"La crise pandémique va changer notre regard sur le monde d'après.", "la crise changera durablement le monde tel qu'on l'a connu jusqu'ici.", "à quoi ressemblera le monde d'après ?", "que sera le futur des organisations et du travail, avec l'avènement du télétravail ?", "à quoi ressemblera le masque de demain ?", etc.
Ceci n'est qu'un florilège de phrases prises à droite et à gauche dans la presse française et internationale sur le monde d'après. Depuis quelques semaines maintenant, les médias ont découvert qu'il était possible de réfléchir au monde qu'on voulait, en allant interviewer des sociologues, des philosophes, des anthropologues et des scientifiques sur cette question épineuse. Et quand les articles se tarissent un peu, les tribunes politiques pleuvent sur ce fameux monde de demain. Tous tentent un exercice difficile : celui de construire des scénarios possibles et/ou souhaitables à partir d'un événement inédit, en totale rupture avec tout ce que l'on a vécu... Jusqu'à présent, seul.e.s les prospectivistes les échafaudaient et les proposaient à l'échelle d'un territoire ou d'une organisation. Aujourd'hui, il est difficile de construire et d'élaborer quoi que ce soit, tant nous ne savons rien. En pleine crise pandémique, alors que l'injonction de rester chez soi, de porter un masque est encore vive, la mobilisation contre le racisme et les violences policières s'avère être un événement mondial et ça, on ne l'avait pas vu venir. Autant dire que le roi est nu et que cette nouvelle injonction à penser le monde de demain est tout simplement vouée à l'échec en 2020, car les éléments de rupture sont trop importants pour qu'on puisse concevoir des scénarios plausibles.
On me rétorquera que l'urgence climatique n'attend pas. Certes !
Mais cet emballement à réfléchir, coûte que coûte, au monde d'après montre que nous ne faisons que réagir : nous n'anticipons pas, nous sommes au bord du précipice et essayons simplement de ne pas tomber dedans.
Bonne lecture !
-- Dominique
Le futur de la mobilité imaginé par le publiciste Michel Siméon, en 1960.
La théorie du cygne noir
Qu'est-ce-que le cygne noir ? C'est une théorie inventée par le statisticien Nassim Nicholas Taleb, qu'il a conceptualisé dans son essai "Le Cygne Noir : La puissance de l'imprévisible". Sorti en 2007, quelques mois avant la crise financière, ce livre démontre ce qu'est la dissonance statistique. Autrement dit, il analyse comment un événement peut-être le signe d’un accident d’autant plus inimaginable que tout a été prévu et calculé, mais accident qui arrive quand même, et dont les conséquences sont impensables et comment après son avènement et l'effet de surprise, il est difficile d'admettre que le monde est imprévisible. S'appuyant, entre autres, sur les événements du 11 septembre 2001, Nassim Nicholas Taleb montre à quel point des événements sont improbables mais peuvent arriver et à l'échelle du monde, ils font l'Histoire. De même, une fois terminés, il dénonce une tendance bien humaine à trouver, rétrospectivement, des explications simplistes à ces événements. Ces dernières s amènent souvent à l'inaction ou au contraire à des à des solutions tout aussi simplistes, voire à des surenchères dramatiques (ex: la Guerre en Irak et ses conséquences). Se pose alors ici la question de nos biais cognitifs qui nous rendent aveugles, individuellement et collectivement. Il est donc impossible de calculer leur probabilité à l'aide des outils scientifiques habituels, du fait de la rareté de ces événements.
A la lumière de cet essai, l'actuelle pandémie n'est pas un cygne noir, elle a été documentée et scénarisée maintes fois : la mondialisation des échanges, la destruction de l'environnement naturel des animaux ou la fonte du permafrost aboutiraient à l'apparition de nouvelles maladies. La grippe aviaire et le virus H1N1 sont déjà venus confirmés ces études. De même, le confinement n'est pas un fait inédit. En revanche, son échelle, l'arrêt brutale de la mondialisation, les mesures prises ou pas, notamment dans le numérique, restent inédits...
Reste l'après.
Durant trois mois, on a eu le temps de penser à l'après. Or, si on applique la théorie du cygne noir, il est peu probable que le monde d'après change et que nous adoptions des mesures simplistes. Quelques signes montrent déjà que malheureusement, l'injonction à penser un autre futur ne passe pas par un affichage (vision simpliste), mais par des actes concrets et positifs et si possible qui interagissent dans une vision systémique.
Planifier, prévoir... cette ombre du futur
Cet article, qui lance une nouvelle revue intitulée Noema, est en tout point excellent. Les auteurs, Nils Gilman et Steven Weber, analysent comment Taïwan a pu contrôler l'épidémie du coronavirus grâce à une politique qui repose sur trois piliers.
De par sa proximité avec la Chine, Taïwan a déjà été frappé plutôt durement par le H1N1, et de cet épisode douloureux, le gouvernement en a tiré des leçons et a misé sur la prévention. Nous sommes ici à l'exact opposé de l'après de la Théorie du Cygne Noir, évoqué ci-dessus.
Premièrement, le gouvernement a nommé aux postes clefs de vrais spécialistes des questions épidémiologiques et pas des technocrates, souvent mus par des idéologies. Ces experts ont pu organiser l'acheminement de certains approvisionnements ou mettre en place rapidement les mesures de traçages et de dépistages. Le point d'orgue est qu'une relation de confiance s'est instaurée avec la population, qui collabore avec les autorités pour mieux circonvenir les problèmes. Deuxièmement, culturellement, les Taïwanais ont une conscience aigüe de l'intérêt général et ont compris rapidement la nécessité de partager des données, au lieu de se réfugier derrière la violation des données personnelles. Et le troisième point est expliqué ci-dessous, dans cet extrait choisi :
The result is that Taiwan has recorded less than 450 cases and only seven deaths, despite the continued arrival of infected citizens returning home from overseas. Arguably no country has performed better, and this against long odds. […]
Taiwan’s success in combating COVID-19 resulted from a combination of strong, effective governmental action by a high-capacity state manned by operational experts, a willingness to prioritize collective risk and burden-sharing over hyper-individualism and a commitment to taking a long view of planning for potentially catastrophic risks. […]
Are there categories and situations where collective risk is unavoidably baked into reality and where trying to disaggregate that risk into individual micro-foundations is impossible? […]
The real challenge is not foresight itself but how to turn foresight into action — specifically, into operational readiness supported by competent operators. […]
[A]s Taiwan shows, achieving and maintaining operational competence, particularly in the face of problems of collective risk, is inseparable from the commitment to long-term planning. […]
What will matter going forward, as ever, is the capacity of political leadership to frame a long-term narrative and stick to it over time.
L'histoire du futur
Je suis depuis plusieurs années la journaliste Audrey Watters. Spécialisée dans les technologies de l'éducation, elle livre de temps en temps des analyses poussées sur des sujets qui ne touchent pas forcément ce secteur. Fin avril, elle a publié un long et passionnant article sur l'histoire du futur, qui est en fait une retranscription d'une conférence qu'elle a donnée.
Ses papiers sont souvent inspirants, mais aussi très critiques. Elle n'hésite pas à déboulonner des statuts et à recontextualiser son propos, pour appuyer son argumentation. Ce papier n'échappe pas à la règle et cette fois-ci, les victimes sont les futurologues et autres futuristes, notamment lorsqu'ils s'attardent à imaginer des scénarios dans son domaine d'expertise. Elle examine ici quelques unes des raisons pour lesquelles elle étudie l'histoire du futur et comment les scénarios imaginés par les prospectivistes, affectent la prise de décision des hommes politiques et les entreprises, les orientent et influencent la construction du futur, même quand ces scénarios ne se réalisent pas. Pour elle, cette construction mentale fondée sur une perception pseudo-scientifique, construite à partir de données exclut "d'autres façons d'imaginer l'avenir - celles fondées sur l'émotion, l'attention, la résilience, la résistance, le refus, l'amour".
The future — as Macbeth figures out, I suppose — is a political problem. The history of the future is a study of political imagination and political will. […]
It doesn’t account for precursors that make acceptance of a new technology happen more smoothly — new technologies rarely appear out of nowhere. Nor does it address the political or social occurrences that might prompt or preclude technology adoption. […]
We have to think about, we have to talk about, we have to make strides toward an open future before the futurist-consultants come in with their predictive models and techno-solutionism and tell the bosses they have to sell off the world to save it. These futurists promise certainty. They promise inevitability. And with their models, no one bears responsibility. “It was the algorithm,” they shrug. […]
And education, too, is where we decide whether we love our children enough not to expel them from our world and leave them to their own devices, nor to strike from their hands their chance of undertaking something new, something unforeseen by us, but to prepare them in advance for the task of renewing a common world.
En bref
→ Comment Google Doc est devenu le réseau social de la résistance contre les violences policières aux Etats-Unis ?
→ Une cité romaine a été découverte sans qu'un seul coup de pioche n'ait été donné.
→ La Norvège retire son app de tracking, après les recommandations de l'équivalent du CNIL
→ Un quartier de Seattle est devenu une Zone Autonome Temporaire, cher à Hakim Bey