#18 Vers la balkanisation d'Internet ?
#18
Dans ce numéro :
→ Splinternet, kézako ?
→ Etat des lieux de la balkanisation d'internet
→ Comment y faire face ?
→ En bref
Quel étrange été que voilà... A l'image de 2020, me direz-vous !
Si vous avez suivi l'actualité numérique, même en filigrane, les mois de juillet et d'août ont été particulièrement riches en événements.
On a parlé de 5G, de souveraineté numérique, de l'audience au Sénat américain des PDG des GAFAM, le procès engagé par Epic Games contre Apple et Google suite à son éviction des appstores, la guéguerre larvée entre Apple et Facebook qui continue, la désinformation sur la covid-19 fait rage sur les réseaux sociaux, l'émergence inquiétante des QAnon qui a pratiquement mis Facebook un genou à terre... et l'affaire, qui tient en haleine le landernau numérique : TikTok.
L'actualité des techs est toujours importante, mais depuis le début de la crise sanitaire, le business as usual s'est fait déborder à droite et à gauche par des sujets de société qui jusqu'ici ne touchaient pas de manière frontale nos usages quotidiens du numérique. A vrai dire, si 2020 est une année de transition, sa période estivale marque un tournant pour la Silicon Valley et surtout l'internet, tel que nous le connaissons. Et pas dans le bon sens.
Il est fort probable, en effet, que les interventions successives de Donald Trump à propos de TikTok, amène le réseau des réseaux à se balkaniser, même si, à mon avis, la situation a commencé à se dégrader, il y a deux ou trois ans. Les Américain.e.s ont conscience que leur bébé est en train de leur échapper. Ils ont même conceptualisé le problème, ils nomment ça le splinternet.
Bonne lecture !
-- Dominique
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Splinternet, kézako ?
Lorsqu'on a vécu l'émergence d'Internet dans les années 90 et les possibilités énormes qui s'ouvraient devant nous, jamais nous aurions imaginé que 25 ans plus tard, nous aurions quelque peu la gueule de bois. Rappelez-vous, en 1995, John Perry Barlow écrivait une déclaration d'indépendance du cyberspace : "Governments of the Industrial World, you weary giants of flesh and steel, I come from Cyberspace, the new home of Mind. On behalf of the future, I ask you of the past to leave us alone. You are not welcome among us. You have no sovereignty where we gather." Le co-fondateur de l'Electronic Frontier Foundation soutenait l'idée qu'aucun gouvernement (ou qu'aucune autre forme de pouvoir) ne pouvait s'imposer et s'approprier Internet, alors au début de son expansion.
Si on se souvient du manifeste, on ne se souvient peu du contexte. Il fut mis en ligne le 8 février 1995 à Davos, en Suisse et était une réponse au Telecommunications Act qui ouvrait, à la concurrence, les télécommunications dont les services en ligne.
25 ans plus tard, l'état du réseau nous préoccupe. Non seulement, nous assistons à l'avènement de tout ce que le mouvement cyberpunk a imaginé, tout en ayant l'impression que la réalité dépasse parfois la fiction. John Perry Barlow avait conscience qu'en laissant entrer les loups dans la bergerie, Internet aurait à faire face à des déconvenues, voire des menaces. Mais se doutait-il que la principale menace viendrait de son propre pays ? Se doutait-il qu'un véritable splinternet pourrait advenir, sous les coups répétés des nationalistes d'extrême-droite ?
Mais que signifie ce néologisme américain ? Le concept fut utilisé pour la première fois en 2001, par Clyde Wayne Crews. Il caractérisait des : "parallel Internets that would be run as distinct, private, and autonomous universes". A ses yeux, ces mondes parallèles devaient s'organiser vertueusement et positivement. Mais au fil des années, certains ont repris ce terme pour qualifier les menaces qui commençaient à peser lourdement sur Internet. Avec l'avènement de la Chine comme puissance technologique, concurrençant directement les Etats-Unis, Internet se fracture, dans un premier temps, en deux. Deux blocs s'affrontent. L'un, pour des raisons politiques évidentes, excluent les opérateurs occidentaux de son marché et surveille sa population tandis que l'autre laisse ses GAFAM se partager le monde occidental.
Sauf que depuis quelques années, d'autres blocs sont apparus, comme nous le verrons dans le chapitre ci-dessous. Et dans cette nouvelle constellation, l'Union Européenne n'est pas en reste.
Etat des lieux de la balkanisation d'Internet
Les alertes sur une balkanisation d'Internet se sont multipliées depuis deux ans. A l'insu de son plein gré, l'Union Européenne, avec le RGPD, s'est invitée dans le débat et a participé à l'émergence d'un troisième bloc. En remettant au centre du débat la protection de la vie privée et des données personnelles sur Internet, l'UE n'a fait que rappeler un principe de base de nos usages sur Internet.
Le RGPD est une loi démocratique qui devrait permettre à l'utilisateurice de naviguer librement, sans avoir l'impression d'être tracé.e à chaque clic et d'être ainsi surveillé.e. La Chine avec son sytème de surveillance généralisée de sa population de plus en plus sophistiqué et les Etats-Unis avec les Big Tech, se sont exclus eux-mêmes de ce débat.
Nous aurions pu croire que le RGDP influencerait positivement le reste du monde. Or, c'est sans compter sur les vagues nationalistes qui irriguent malheureusement la planète Internet depuis quelques temps. Ça a commencé avec la Russie de Poutine, qui fortement intéressé par ce qui se passe en Chine et son grand firewall, a décidé de faire la même chose pour son pays. Aussi, fin 2019, la Russie s'est complètement déconnecté d'Internet, en appliquant sa nouvelle loi pour un « Internet souverain ». Le principe est simple : la Russie s'est dotée d'un DNS souverain lui permettant de faire la bascule.
Et puis vint l'affaire TikTok.
Jusqu'ici le réseau social ne préoccupait guère les autorités américaines et surtout Donald Trump. Que le capital de l'entreprise soit détenu par une entreprise chinoise ne le titillait pas plus que ça. Il a fallu que les utilisateurices de l'application détournent les inscriptions du meeting de Trump à Tulsa pour attirer l'ire du président américain. La sanction est tombée quelques semaines après, il a signé un décret interdisant l'application sur le sol américain si une entreprise américaine ne rachetait pas les activités américaines de TikTok. Un tel acte crée un précédent au pays de l'Oncle Sam et ouvre des brèches inquiétantes, comme nous le rappelle la directrice de l'Electronic Frontier Foundation dans cet article du Monde. Elle pose même la question de la légalité d'un tel acte.
Donald Trump s'est peut-être inspiré aussi de ce qui s'était passé en Inde, quelques semaines auparavant, lorsque le gouvernement indien avait banni TikTok et 58 autres applications chinoises de ses appstores. Ici aussi, c'est une réponse politique, suite aux tensions frontalières entre les deux puissances.
On pourrait égrener les atteintes à la liberté d'expression sur le net ici et là. C'est beaucoup plus inquiétant lorsque les gouvernements décident de ne plus jouer le jeu démocratique. Dernier en date, le Brésil. Pays pionnier jusqu'alors pour la défense des droits civiques sur Internet, le pays vient de basculer du côté obscur de la force avec les dernières décisions de Bolsonaro.
Comment y faire face ?
Soyons réalistes, nos marges de manoeuvre sont assez réduites. Que la Russie et la Chine, deux états totalitaires, se coupent du réseau, nous ne pouvons que soutenir les activistes qui lutteront pour un internet libre. Mais chez nous, la vigilance doit être totale, car la balkanisation d'Internet est plutôt pernicieuse. Il faudrait que les Big Teh entament leur révolution copernicienne et celle-ci ne peut advenir que de l'intérieur. On a vu au mois de juin suite à la censure de Twitter d'un tweet de Donald Trump, comment les salarié.e.s de Facebook n'avaient guère apprécié la position de Zuckie sur la question. Quant à Donald Trump, la seule façon de le contenir passera par les urnes, en novembre prochain.
Quant à nous, utilisateurices, à la fois victimes et acteurs de nos vies numériques, je reprendrai à mon compte un autre texte de John Perry Barlow dans lequel il analysait sa déclaration d'indépendance 10 ans après : "I still dream of a world where anyone can express anything he or she chooses, no matter how odious or unpopular, without fear of official reprisal. I dream of a world where anyone else can either hear or ignore those expressions as they choose, but will at least be able to make that choice with similar immunity. I dream of a world where anyone who wants to know something will be able to learn the truth about it, regardless of his or her economic status, social standing, or race."
A ses yeux, la plus belle réussite du Net était Wikipedia et l'émergence de millions de blog dans le monde. Nous avions créé un espace de savoirs partagés et de débats apaisés.
Et si nous prolongions le rêve de Barlow ? Que mille wikipedia fleurissent sur le Net ?
En bref
→ How to destroy surveillance capitalism ? by Cory Doctorow
→ Discord a annoncé une augmentation record de son nombre d'utilisateurs au mois de juin.
→ Pour contourner la censure du gouvernement biélorusse, les habitants utilisent Telegram, entre autres.