#23 – 🙊 Le paradoxe du tas, à l'aune de l'élection américaine
#23
Dans ce numéro :
→ Le paradoxe sorite ou le paradoxe du tas
→ Le casse-tête Trump pour les plateformes
→ En bref
Dans moins de trois semaines, nous saurons (ou pas) qui sera le 46ème Président des Etats-Unis. Tous les signaux semblent indiquer que l'actuel locataire devrait se voir indiquer la porte de la sortie, mais... beaucoup s'accordent aussi à estimer que ça ne va pas être si simple que ça. Lorsqu'en 2016, à la surprise du monde entier, les Américain.e.s fermèrent assez violemment la page Obama en élisant son exact contraire, on se doutait bien que les quatre années qui suivraient ne seraient pas une partie de plaisir. On ne va pas se mentir, ce furent quatre années de cauchemar, que la crise sanitaire a souligné, à gros coup de feutre rouge, toute l'inanité.
Rétrospectivement, sur le plan numérique, ce ne fut pas mieux. De scandale en scandale, les réseaux sociaux ont écrit eux-mêmes leur livre noir ; on essaie tant bien que mal de nous faire croire que la blockchain, l'intelligence artificielle et l'IoT sont les révolutions nécessaires pour sauver la planète (et je ne parle pas de la 5G) ; la Chine est devenue la première puissance technologique et dans quelques mois, elle sera la première puissance économique mondiale, si ce n'est déjà fait. Mais ça, vous le savez déjà ...
Toujours est-il que la mandature de Trump aura bouleversé le paysage numérique en prenant position ici et là , en faisant bouger les lignes du débat démocratique et en imposant son propre agenda aux réseaux sociaux. Le 4 novembre 2020 au matin, les grands perdants ne seront peut-être pas Trump et les Républicains, mais peut-être la Silicon Valley et les Big Tech... Une chose est sûre, on aura tous une mauvaise gueule de bois.
Bonne lecture !
-- Dominique
Portrait of a woman, Lucille Malkia Roberts
Le paradoxe sorite ou le paradoxe du tas
Pas un mois sans que les deux plus importants réseaux sociaux au monde ne soient au coeur de l'actualité, d'une façon ou d'une autre. Depuis deux ou trois mois, la pression s'est accrue sur Facebook, particulièrement en interne. Sa relative neutralité vis-à -vis de l'extrême droite commençait à se retourner contre la plateforme et de fait, son apparent combat contre les fake news n'aboutissait à aucun résultat tangible. Facebook a donc décidé de frapper un grand coup ce mois-ci en fermant les comptes, les pages et en interdisant les publicités à caractère politique des QAnon, ce groupuscule d'extrême-droite hyperactif sur les réseaux sociaux, qui mêle théorie du complot, satanisme, pédophilie, sa haine d'Hillary Clinton et d'autres choses iniques. Concernant l'ancienne Secrétaire d'Etat de Barack Obama, si vous désirez savoir comment les QAnon se mobilisent contre elle sur Twitter, tapez son nom dans le moteur de recherche et vous aurez un échantillon de tweets représentatifs de cette mouvance (je préviens, c'est puant).
Ce 6 octobre 2020 est donc à marquer d'une pierre blanche pour la plateforme de Zuckie. Elle fait, cependant, face à un vieux problème philosophique qu'elle a alimenté pendant des années : le paradoxe du tas ou paradoxe sorite. Imaginez un gros tas de sable - un million de grains de sable, disons. Puis retirez un ou deux grains du tas, puis quelques centaines, puis quelques milliers. Malgré votre travail, la plupart d'entre nous diraient que nous sommes toujours face à un tas de sable.
Si vous continuez à enlever les grains de sable, il se peut, qu'à un moment donné, le tas de sable cesse de l'être. Mais quand exactement ? Un seul grain de sable ne forme pas un tas. Pas plus que 10 grains, et 100, non plus. Alors comment définissez-vous un "tas" de sable ? La réponse est impossible : le paradoxe du tas est l'un des problèmes non résolus de la philosophie.
La modération de contenu nous offre une sorte de paradoxe du tas, mais à l'inverse. Un mauvais message sur un grand réseau social est tout simplement un mauvais message, et peut être supprimé sans conséquence. Il en va de même pour 10 mauvais messages ou 100. Néanmoins, à partir de 1000 messages, on peut estimer qu'un guide de préconisations à l'usage des modérateurs serait une bonne pratique à initier.
Mais cela suppose que le réseau social reconnaisse que les postes existent et soient connectés entre eux – en l'occurence, reconnaître le tas. Dans la modération de contenu, les tas peuvent souvent s'accumuler pendant des années avant que le réseau ne s'en aperçoive. Le paradoxe consiste à déterminer le moment où il doit intervenir au niveau politique – après que le problème soit devenu vraiment important ou avant qu'il ne devienne un tas ?
Les réseaux sociaux ont déjà dû faire face à ce paradoxe, il y a quelques années, et ils n'avaient pas réussi à le résoudre. Vous vous rappelez de l'affaire des Tide Pods, en 2018 ? Avant que le défi des Tide Pods ne devienne une crise de santé publique, c'était une blague. Les capsules de détergent à lessive, qui ont été initialement lancées en 2012, ont évolué au fil du temps pour devenir curieusement "délicieuses" : des gels verts et bleus luxuriants, tourbillonnant l'un autour de l'autre de manière attrayante, vous mettant presque au défi de les manger. Cela a donné lieu à de nombreuses blagues sur le fait que les dosettes Tide étaient peut-être secrètement des bonbons, et cela se serait peut-être arrêté là si des personnes n'avaient pas commencé à les manger. Le "défi Tide Pods" est devenu un de ces stupides challenges qu'on se lance sur les réseaux sociaux et plus de 10000 enfants en furent les victimes.
Finalement, les plateformes interdirent le défi et ce fut suffisant pour calmer la hype. Mais l'histoire confronta les réseaux sociaux à un sérieux problème, qu'ils n'ont pas su résoudre jusqu'à aujourd'hui. Quand commence-t-on à prendre une blague au sérieux ?
Quand détecte-t-on qu'un discours idiot peut devenir dangereux ? Quand est-ce qu'une théorie du complot incite potentiellement à la violence ?
Facebook a annoncé deux mesures pour tenter de résoudre ce paradoxe.
Le jeudi 8 octobre, pour respecter l'intégrité des élections présidentielles, le réseau social interdira la publicité politique après la fermeture des bureaux de vote, et ce pour une durée indéterminée. La firme américaine placera en haut du fil d'actualité des notifications annonçant qu'aucun vainqueur ne sera désigné tant que cela n'aura pas été annoncé par les principaux médias politiques du pays. La plateforme continuera à taguer les messages qui discutent de la légitimité de l'élection et des méthodes de vote, comme le vote par correspondance. La justification officielle de ces mesures est que la compilation des bulletins de vote cette année "pourrait prendre plus de temps que les élections précédentes en raison de la pandémie et du nombre croissant de personnes votant par correspondance". La raison non officielle est que le président des États-Unis a fait de la désinformation sur le vote par correspondance un élément central de sa campagne, a refusé à plusieurs reprises de dire qu'il accepterait un résultat perdant et n'accepterait pas un transfert pacifique du pouvoir si Biden gagnait.
Les acteurs concernés ont donc fait part de leurs intentions à l'avance. Les plateformes savent que si Trump perd, ses partisans sont prêts à inonder les réseaux sociaux de fake news, que d'énormes masses d'argent sont prêtes à être investies en pub avertissant que le gagnant est bien Trump et qu'un coup d'Etat est en cours.
Dans quelques semaines, les Etats-Unis connaîtra l'une de ses périodes les plus noires de son existence. Mais l'extrême-droite a donné son plan de bataille ce qui a permis au réseau social de mesurer la gravité du moment et d'agir en conséquences.
Si cela fonctionne, Facebook aura résolu son paradoxe sorite.
Le casse-tête Trump pour les plateformes
Qu'attendons-nous des réseaux sociaux ?
C'est une question qui me taraude l'esprit depuis quelques temps. Quand est-ce que les réseaux sociaux en sont venus à jouer un rôle démesuré dans la gestion du discours public ? Depuis lors, nous avons vu presque quotidiennement des entreprises comme Facebook, Google et Twitter prendre conscience de ce pouvoir. Nous avons appris les mesures que ces entreprises prenaient pour contenir les pires excès ainsi que leurs nombreuses défaillances, les points aveugles et la naïveté parfois de leurs approches.
Pour autant, la qualité de l'information s'est dégradée au cours de ces quatre dernières années ; politiquement, le discours s'est polarisé ; les mouvements conspirationnistes se développent rapidement et se transforment en terroristes intérieurs. Tous ces problèmes sont visibles sur les plateformes, mais pour autant ne sont-elles pas aussi la partie visible de l'iceberg ? A savoir se réfugier derrière elles, pour justifier du déclin de notre bon sens n'est-il pas un peu trop facile ?
Pour ces raisons, il est intéressant de lire ce papier sur la désinformation et l'élection présidentielle de l'Université de Harvard. Dans Mail-In Voter Fraud : Anatomy of a Disinformation Campaign, les auteurs examinent comment près de la moitié des Républicains en sont venus à croire que la fraude électorale est un problème majeur, et que cette fraude sera exacerbée par le fait qu'un plus grand nombre d'Américain.e.s votent par correspondance en raison de préoccupations liées au COVID-19.
Si vous pensez que les fake news et autres théories du complot naissent principalement sur Internet et migrent ensuite sur les canaux des médias traditionnels, vous vous trompez. Après avoir analysé 55000 nouvelles, 75000 postes publics sur Facebook ou encore 5 millions de tweets, les auteurs de cette étude ont trouvé quelque chose de très différent :
Contrary to the focus of most contemporary work on disinformation, our findings suggest that this highly effective disinformation campaign, with potentially profound effects for both participation in and the legitimacy of the 2020 election, was an elite-driven, mass-media led process. Social media played only a secondary and supportive role. […]
[Results] are consistent with our findings about the American political media ecosystem from 2015-2018, published in Network Propaganda, in which we found that Fox News and Donald Trump’s own campaign were far more influential in spreading false beliefs than Russian trolls or Facebook clickbait artists. This dynamic appears to be even more pronounced in this election cycle, likely because Donald Trump’s position as president and his leadership of the Republican Party allow him to operate directly through political and media elites, rather than relying on online media as he did when he sought to advance his then-still-insurgent positions in 2015 and the first half of 2016.
Même si les réseaux sociaux ont joué leur rôle de caisse de résonance en la matière : Trump et Fox News sont les principaux responsables de ce que l'on voit sur les réseaux sociaux.
A la lumière de cette étude, et quand un président, atteint du COVID-19, tweete à ses 87 millions de followers : "n'ayez pas peur du COVID-19" en retirant son masque de façon spectaculaire devant les caméras, nous voyons se produite sous nos yeux toute la dynamique d'une campagne massive de désinformation, sans qu'on puisse faire quoi que ce soit. Tout ce que dit le Président est une nouvelle et fait l'objet d'une couverture médiatique. Face à cela, même un .e journaliste impartial.e aura du mal à s'en détacher et respectera les déclarations officielles, aussi suspectes soient-elles.
En bref
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