#24 — Et si nous ressuscitions la Netiquette ?
#24
Dans ce numéro :
→ Et si on remettait au goût du jour la Netiquette ?
→ Derrière les écrans de Sarah T. Roberts
→ En bref
La semaine dernière, dans l'avant-dernière édition de Futuromium, je mettais l'accent sur un signal faible qui montait doucement en puissance depuis deux ans : le paradoxe du tas. Cette problématique, non encore résolue, de modération sur les réseaux sociaux a été tragiquement mise en valeur vendredi dernier avec l'assassinat de Samuel Paty, sans qu'on soit un seul moment conscient du drame qui allait se dérouler. Si Facebook tente de résoudre ce paradoxe ou du moins de l'aplanir, grâce à ses différentes annonces, Twitter n'est pas en reste sur la question, tant le réseau social tente de contenir, depuis un an, les immondices qui se déversent. Malheureusement, ses efforts peuvent sembler tourner à vide. Pour preuve, dans le cas de l'assassinat de Samuel Paty, le paradoxe du tas s'évalue par deux questions : A quel moment mesure-t-on le harcèlement engagé par le père d'une élève ? Quand est-ce qu'on évalue sa dangerosité ?
Si vous avez la réponse, je suis preneuse.
Aussi les réponses politiques apportées depuis semblent terriblement dérisoires. Oublions les pathétiques sorties de la députée Laetitia Avia pour nous démontrer que sa loi contre la haine en ligne est nécessaire, alors qu'elle a été jugée anticonstitutionnelle par la plus haute juridiction de notre pays. On mesure à quel point nos politiques méconnaissent les réseaux sociaux et leurs usages. On pourrait hausser les sourcils, si le moment n'était pas aussi bouleversant, mais cette ignorance devient réellement problématique, voire un mal politique endémique. Il touche tous les aspects du numérique,
"Il ne peut y avoir aucune explication qui vaille. Car expliquer, c'est déjà vouloir un peu excuser." disait Manuel Valls. Éduquer, savoir réfléchir et comprendre, se documenter, avoir l'esprit critique sont, entre autres, des valeurs prônées par nos enseignants. ll serait bon de ne pas l'oublier, surtout lorsqu'on touche aussi sensiblement à nos pratiques numériques.
Bonne lecture !
-- Dominique
Welcome to Dee Double Dub de Marc Ngui
Et si on remettait au goût du jour la Netiquette ?
En 1994, alors que le vice-président américain Al Gore promettait de connecter la planète entière à coup de fibre optique, les premiers utilisateur.ices d'Internet — des chercheur.e.s et des hackeur.se.s, pour la plupart — imaginaient les formes d'une nouvelle sociabilité sous le vocable Netiquette, un code de bonnes conduites comportementales en ligne, sur un réseau qui allait amener ses utilisateurs à entrer en contact aux quatre coins de la planète. Il s'agissait pour ses concepteur.ices d'une tentative de formaliser un nouveau contrat social pour Internet. Il y eut trois versions de la Netiquette, mais la plus importante fut la première, la RFC 1855, rédigée par Sally Hambridge (qui n'a pas de page Wikipedia).
Dans cette charte, plusieurs règles furent établies pour que la discussion, les échanges et les débats sur les listes de discussion, les IRC et les groupes Usenet se passent bien. Si un contrevenant (oh un troll !) venait perturber ces espaces de discussion, les modérateur.ices intervenaient rapidement pour faire respecter la netiquette. Détailler la netiquette serait trop long mais s'il ne fallait retirer qu'une règle : Ce que vous ne feriez pas lors d’une conversation réelle face à votre correspondant, ne prenez pas l’Internet comme bouclier pour le faire. A cette simple règle de courtoisie et de respect d'autrui s'en sont rajoutées d'autres selon les médias et les technologies.
Malheureusement, cette charte est tombée peu à peu en désuétude, pour diverses raisons, la principale étant qu'en raison de la multiplicité des médias (blog, wiki, visio-conférence, forum, réseau social, etc.) et des nouvelles technologies, la charte ne fut plus mise à jour et donc était devenue inadéquate.
Pourquoi donc vouloir ressusciter aujourd'hui un code tombé dans l'oubli ?
La première raison est l'indéniable vertu pédagogique de la netiquette. Jeune internaute, je le suis gré de m'avoir éduquée lorsque je fis mes premiers pas sur Internet en 1995. Qui plus est, la modération est aujourd'hui plus que nécessaire, mais une modération par la pédagogie. Un des problèmes majeurs d'Internet dans son ensemble, et pas que sur les réseaux sociaux, est que les internautes n'ont pas été éduqué.e.s au numérique, ils se jettent à l'eau sans savoir nager. Ajoutons à cela la complicité passive des Big Tech et on se retrouve dans la situation que vous connaissez aujourd'hui.
La deuxième raison est d'ordre éthique. Cette charte de bonne conduite avait l'énorme avantage d'être acceptée par toutes les parties prenantes d'Internet, à l'époque, avant sa marchandisation et la prise d'intérêts privés. Aujourd'hui on ne remet pas en cause les protocoles techniques d'Internet. L'HTML est le socle de base, le lien hypertexte vit sa belle vie, le http aussi et il en va pour les autres protocoles. Pourquoi alors imposer une netiquette 3.0 ne serait pas envisageable ? Qui plus est, elle simplifierait certainement la vie des modérateurs, comme nous le verrons ci-dessous.
Si vous lisez attentivement la version de Sally Hambridge, vous vous apercevrez aussi que le respect de la vie privée et des données personnelles étaient aussi au centre des règles de bonnes conduites, en soulignant intelligemment qu'avant de blâmer les plateformes de tous les maux, la protection de notre vie privée relève aussi de notre responsabilité personnelle.
Derrière les écrans de Sarah T. Roberts
L'essai de la chercheuse américaine Sarah T. Roberts Behind The Screen : content moderation in the shadows of social media vient de paraître en français, aux éditions La Découverte. Fruit d'une longue enquête menée depuis dix ans, cet essai rend compte des conditions de travail, des expériences des modérateurs et modératrices employé.e.s dans "la modération du contenu commercial". A partir d'entretiens, Sarah T. Roberts y décrit le quotidien de ces petites mains du web qui sont chargées de détecter et de nettoyer les contenus en ligne dérangeants et préjudiciables et dont l'existence a été longtemps été niée par les géants du Net.
Sarah T. Roberts y écrit sa conviction que « toute discussion sur la nature de l’Internet contemporain est fondamentalement incomplète si elle n’aborde pas les processus par lesquels certains contenus créés par les utilisateurs sont autorisés à rester visibles quand d’autres sont supprimés, autrement dit si l’on ne se demande pas qui prend ces décisions, comment elles sont prises, et au profit de qui ». De même, elle interroge frontalement les mécanismes contre la neutralité du Net qui sont à l'oeuvre et comment ils menacent la liberté d'expression et les fondements de nos démocraties.
Elle introduit ainsi un nouveau terme pour qualifier leur travail : "la modération de contenu commercial" (MCC). Aujourd'hui plus de 100 000 personnes travaillent comme modérateurices de contenu commercial sur les réseaux sociaux, mais ce travail reste invisible et anonyme. La chercheuse s'efforce de comprendre comment ce travail façonne leur vie professionnelle et privée et tente de trouver des réponses à un certain nombre de questions qu'elle s'est posée tout au long de ces années d'enquête : Qui étaient-ils ? Où ont-ils travaillé et dans quelles conditions ? À quoi ressemblait leur vie professionnelle ? Quelles étaient les décisions dont ils étaient chargées ? Mais selon elle, la question la plus critique fut : pourquoi ne parlons-nous pas d'eux, du travail qu'ils fournissent, de l'impact qu'ils ont sur Internet et les réseaux sociaux ?
En écho à l'essai d'Antonio Casilli En attendant les robots, enquête sur le travail du clic, on y découvre le caractère fort peu valorisant et mal payé de leur quotidien ainsi que les pressions psychologiques qu'iels subissent. Ce faisant, Roberts critique les attentes des théoriciens précédents concernant le travail post-industriel au XXIe siècle, et notamment Manuel Castells. Ces théoriciens prévoyaient que les travailleurs pourraient trouver des emplois plus flexibles, plus mobiles et de meilleur statut, et auraient encore plus de temps libre à l'ère de l'information. Cependant, comme Roberts le mentionne plus tard en se référant à David Harvey sur la nature du néolibéralisme, ces changements ont "profité presque uniquement aux employeurs et aux intérêts des entreprises".
Ces entretiens, menés aussi en Asie du Sud-Est, révèlent aussi le caractère profondément colonialiste des relations cherchées et entretenues par les entreprises occidentales en profitant des bas salaires pratiqués dans ces pays. Les pays d'Asie de l'Est ont ainsi créé des "zones industrielles spéciales" ou des "zones économiques spéciales" pour nous : les GAFAM y accèdent ainsi facilement grâce à des exonérations fiscales ainsi qu'à une main-d'œuvre bon marché et peu qualifiée. De même, il ressort clairement des entretiens que personne n'a été consciemment formé pour travailler sur la modération de contenu commercial : ils ont choisi ce type de travail parce qu'ils ne connaissaient pas le contenu de l'emploi et n'avaient pas de meilleures offres. L'un des aspects les plus dérangeants de cet essai est d'apprendre que certain.e.s d'entre eux souffrent de stress post-traumatique. En effet, nettoyer les écuries d'Augias quotidiennement et réguler nos comportements irresponsables ont un coût social et peut-être sanitaire, à plus long terme.
A l'heure où plus rien ne nous étonne sur (et à propos des) les réseaux sociaux, le travail de Sarah T. Roberts met encore plus en lumière le côté sombre de ces entreprises peu soucieuses de l'être humain développant des conditions de travail indignes et précaires.
En bref
→ Une conversation très riche entre le musicien et plasticien Jaron Lanier et l'écrivain de science-fiction Tim Maughan sur les effets de la technologie
→ L'excellent podcast SuperFail sur France Culture revient sur le super fail technologique et vraie arnaque des camions autonomes Nikola
→ 🤔D'ici fin 2021, IBM se scindera en deux sociétés distinctes.