HS3 — Do humans dream of driveless car ?
#HS3
Dans ce numéro :
→ L'automobiliste, figure emblématique de la culture américaine
→ Une certaine idée de la liberté, vraiment ?
→ Un mythe qui s'effrite pour mieux s'effacer.
→ La voiture autonome met-elle fin au mythe américain ?
En 1971, l’écrivain britannique J.G. Ballard écrivait dans le magazine anglais Drive : « S’il ne devait me rester qu’une seule image du XXème siècle, c’est celle persistante d’un homme au volant de sa voiture, roulant vers une destination inconnue, sur une autoroute. Notre vie moderne est très bien résumée dans cette image, en bien et en mal : vitesse, drame, agression ; un monde consumériste guidé par la publicité ; une ingénierie et des produits de consommation de masse et cette expérience partagée d’avancer ensemble. En d’autres termes, la vie est une autoroute dangereuse et magnifique. » Ah la voiture ! Que n'a-t-on pas écrit sur le sujet depuis des décennies ? Objet désiré, objet désirable, objet fantasmé, objet économique, objet politique, objet social, elle a petit à petit modelé nos imaginaires et notre espace public... Enfin, petit à petit, elle a, en fait, transformé totalement notre société, au détriment des autres mobilités, plus douces et plus résiliantes. La remettre en cause aujourd'hui, c'est l'assurance de se voir taxer d'imbécile ou selon le dernier qualificatif à la mode, d'Amish.
Aussi, regarder avec un air circonspect l'avènement de la voiture électrique et de la voiture autonome dans nos usages quotidiens, c'est mesurer tout le travail de déconstruction qu'on doit mener pour amener les gens à concevoir d'autres formes de mobilité, surtout en milieu rural, où il n'existe pas d'alternatives autres que la voiture. Mais comment sommes-nous arrivé.e.s à penser que la voiture est incontournable ? Pourquoi la voiture autonome est considérée comme une réponse au réchauffement climatique ? Petite newsletter historique et culturelle.
Bonne lecture !
-- Dominique
1939, Futurama, exposition universelle de New York.
L'automobiliste, figure emblématique de la culture américaine
Si J.G. Ballard voyait en la voiture le symbole du XXème siècle, il en percevait aussi toute la dimension érotique, mystique et… violente. Il auscultait avec la précision d’un chirurgien ce mariage apparemment contre-nature et si particulier du rapport (parfois) perverti de l’homme à la machine, dans un monde complètement assujetti à la technologie.
Ce fascinant réquisitoire littéraire détaillait avec précision un des devenirs possibles du transhumanisme : la voiture, objet de tous les fantasmes et instrument de mort, est devenue en cinquante ans la prothèse sexuelle de toute une génération de conducteurs. On est très loin du storytelling imaginé et voulu par les Américains.
Durant un demi-siècle, la voiture fut la meilleure ambassadrice du rêve américain, dessinant avec parfois une certaine poésie les frontières d’un monde où tout est possible. La littérature, la musique et surtout le cinéma se mirent au service de cet imaginaire et participèrent à l’élaboration de l’un de ses mythes fondateurs.
Toute histoire a un début et la nôtre commence dans les années 20, lorsque Henry Ford décida que chaque Américain devait avoir une Ford T. Sa transformation en produit de consommation de masse est capital, car à partir de ce moment, elle entre dans la vie quotidienne des Américains, pour en devenir l’objet le plus populaire. Mais c’est surtout à partir des années 50, grâce au cinéma et à la Beat Generation qu’elle transforme une expérience jusqu’alors fonctionnelle en une expérience, à la fois sensorielle et culturelle. La voiture entre par la grande porte dans l’imaginaire du monde occidental.
Souvenez-vous de ces scènes cultes au cinéma : la course mythique de James Dean dans La Fureur de Vivre, le saut de l’ange de Thelma et Louise, la course poursuite infernale de Bullitt, la fuite en avant de Duel, Robert de Niro et son taxi, le head banging de Wayne’s World… jusqu’à la mythique Coccinelle de Walt Disney. Même dans Psychose d’Alfred Hitchcock, elle joue un rôle. La voiture y est un personnage secondaire ou principale sur lequel les réalisateurs s’appuient souvent pour raconter une histoire. Elle est au centre de tous les attentions et intentions et est rarement considérée comme un objet banal du décor.
La littérature donna aussi ses lettres de noblesse au road trip, avec quelques ouvrages, devenus des classiques depuis. L’une des oeuvres emblématiques qui exploite très bien le roman initiatique et la culture de la route est On The Road de Jack Kerouac, plaçant la voiture sur un piédestal, objet émancipateur par excellence pour son conducteur. Et ne parlons pas de la publicité qui a fini par iconiser définitivement la voiture dans nos subconscients.
Une certaine idée de la liberté, vraiment ?
Cette idée que la voiture était une machine émancipatrice est aussi vieille que la technologie elle-même. Une liberté réservée tout d’abord à une élite blanche qui faisait vrombir le week-end ces machines infernales, en mordant la poussière des routes de campagne du New Jersey. Puis, la Ford T advint, favorisant la mobilité de la classe moyenne. La propagande publicitaire à gros budget ne fut pas en reste et eut son heure de gloire, lorsque Henry Ford II produisit un petit film intitulé Freedom of The American Road où il expliquait clairement : « Notre capacité à voyager dans ce pays dans nos propres voitures, partout où nous voulons, est une liberté unique que les Américains ont : elle n’existe nulle part ailleurs. »
Ce mariage idéologique entre autonomie et mobilité atteint son paroxysme dans les années qui suivirent la deuxième guerre mondiale avec l’explosion des ventes. Pour la première fois dans l’histoire américaine, les adolescents étaient libres de s’inventer une identité grâce à un assemblage hétéroclite mais réel : la voiture, la pop music et la culture ado. Les ados faisaient l’amour dans leur voiture, écoutaient à la radio de leur voiture la musique qu’ils voulaient entendre… Ils ne chantaient pas encore Born To Be Wild mais presque.
A partir des années 50, les infrastructures autoroutières se développèrent dans tout le pays et dans les grandes villes, au point que se déplacer sans voiture devenait un handicap et un nouveau marqueur social.
En 1973, le philosophe André Gorz écrivait dans L’idéologie sociale de la bagnole ceci : Le vice profond des bagnoles, c’est qu’elles sont comme les châteaux ou les villas sur la Côte : des biens de luxe inventés pour le plaisir exclusif d’une minorité de très riches et que rien, dans leur conception et leur nature, ne destinait au peuple. A la différence de l’aspirateur, de l’appareil de T.S.F. ou de la bicyclette, qui gardent toute leur valeur d’usage quand tout le monde en dispose, la bagnole, comme la villa sur la côte, n’a d’intérêt et d’avantages que dans la mesure où la masse n’en dispose pas. C’est que, par sa conception comme par sa destination originelle, la bagnole est un bien de luxe. Et le luxe, par essence, cela ne se démocratise pas : si tout le monde accède au luxe, plus personne n’en tire d’avantages ; au contraire : tout le monde roule, frustre et dépossède les autres et est roulé, frustré et dépossédé par eux.
Des intellectuels de la contre-culture, Lewis Mumford et Robert Pirsig, affirmaient que l’argument d’Henry Fonda II sonnait creux aux oreilles des Américains car cette prétendue liberté n’était qu’un leurre : les infrastructures routières et le Gouvernement leur imposaient, en effet, un cadre précis pour rouler.
La voiture autonome s’inscrit dans une toute autre logique. Une toute promesse se dessine : en effet, plus il y aura de voitures autonomes sur les routes américaines, plus elles seront efficaces. En coordonnant leurs mouvements et en apprenant par elles-mêmes, les voitures sans conducteurs seront capables d’organiser le trafic routier et auront des comportements complètement différents des conducteurs. Par exemple, au lieu de passer par un rond-point embouteillé, la voiture autonome passera par un autre chemin. En adaptant sa vitesse à celle des autres, on ira plus vite d’un point à un autre et ce, sans risques.
Un mythe qui s'effrite pour mieux s'effacer ?
Depuis quelques années, la relation des Américains à leur voiture s’est quelque peu distancée.
Et ça se vérifie dans les chiffres. Les chercheurs surnomment ce phénomène le « peak car », à savoir le plafond à partir duquel le trafic automobile par habitant est atteint et diminue dans un pays. Pour les Etats-Unis, ce seuil a été atteint en 2008.
L’autre élément à prendre en considération est la désaffection de la génération Y (les fameux Millenials) pour la voiture. Une étude observait que trois jeunes américains âgés entre 20 et 24 ans sur quatre avaient leur permis de conduite, contre 9 sur 10 en 1983.
Malgré tout, même si un désamour envers la voiture existe, cette génération n’exclut pas d’acheter une voiture dans les années à venir. Le rallongement des études et l’entrée tardive sur le marché de l’emploi ne facilitent pas l’acquisition d’un véhicule. Ce changement de comportement s’accompagne aussi d’un changement de vision, les générations Y et Z sont plutôt favorables à l’avènement de la voiture autonome. En revanche, ils ne croient plus au mythe de la voiture émancipatrice.
La voiture autonome met-elle fin au mythe américain ?
En 2018, trois PDG ont fait des annonces fracassantes sur l’arrivée éminente d’un futur sans conducteurs. Tout d’abord, Elon Musk a annoncé en juillet dernier son « master plan » pour développer des voitures sans conducteurs que les propriétaires pourront louer lorsqu’ils ne l’utiliseront pas. Travis Kalanick, le PDG d’Uber, a déclaré que les voitures de sa compagnie seront totalement sans conducteurs d’ici quelques décennies. Et John Zimmer de Lyft pense que d’ici 2025, les conducteurs auront remisé leurs voitures et commenceront à louer des voitures autonomes, à l’aide de leur smartphone. Par ailleurs, ce dernier dessine les contours de la ville de demain dans ce nouveau contexte : moins d’embouteillages, les parkings pourront être convertis en lieux plus utiles pour la communauté, et les habitants pourront utiliser ces automobiles pour des tâches particulières : aller au travail, déposer les enfants à l’école…
De plus, les utilisateurs se libéreront définitivement des contraintes imposées par la voiture : plus d’assurance automobile, plus d’essence à payer, plus besoin de se concentrer sur la route, etc.
Et tout ceci sera d’autant plus facilité que l’intérieur des voitures sans conducteurs évoluera pour un plus grand confort des usagers. Il ressemblera de plus en plus aux cabines privatisées que l’on trouve sur certains vols avec l’intégration d’éléments de loisir, comme des consoles de jeu et la TV. Libérés de la fastidieuse action de conduire, les passagers auraient alors plus de temps libres pour eux.
Mais du temps libre pour quoi faire exactement ?
Une étude de l’université de Carnegie Mellon a montré que les passagers passeraient plus de temps sur leurs tablettes ou smartphones dans un véhicule autonome. En 2015, c’était malheureusement déjà le cas puisque 70% des conducteurs avouaient consulter leurs mobiles pour envoyer des SMS, lire leurs mails ou consulter les réseaux sociaux… au péril de leur vie. Au point qu’au lieu de décourager ces pratiques dangereuses, les constructeurs ont installés des écrans dans les tableaux de bord, à l’arrière des sièges… L’idée générale est d’éviter que le passager arrête de s’ennuyer à regarder le paysage et ait l’esprit occupé.
Pour autant, ces nouveaux usages concerneront-ils l’ensemble des Américains ? Il est probable que les habitants des villes y trouvent leur compte. Mais ceux et celles qui habitent les vastes étendues rurales des Etats-Unis abandonneront-ils leurs sacro-saints pickups ? Il est plutôt probable que se développent deux tendances : une voiture des villes et une voiture des champs.