#28 — Esthétisme de la panne et de l'infrastructure d'Internet
#28
Dans ce numéro :
→ Éloge de la panne
→ Vue de New York et de son infrastructure internet
→ En bref
L'année dernière, à la même époque, j'ai vécu une expérience de sobriété numérique, à mes dépens. Durant douze jours, je n'ai plus eu accès à Internet chez moi. Même en utilisant mon mobile comme point d'accès, j'ai restreint drastiquement ma consommation quotidienne : adieu mon surf quotidien sur le web, adieu les réseaux sociaux, adieu les messageries instantanées, adieu Netflix, adieu YouTube, adieu le mail... En l'espace de quelques minutes, tout s'est brutalement arrêté. Si au début, ça m'a profondément agacé, j'ai pris mon mal en patience au bout de 48 heures, car j'ai appris que je n'étais pas la seule dans ce cas. Tous les habitant.e.s placées de mon côté de rue ont été privé.e.s d'Internet : tout le monde, même les commerçants. Durant douze jours.
D'où venait le problème ? Un câble aurait pris feu, provoquant ladite panne. Le technicien, que j'ai eu plusieurs fois au téléphone pour suivre cette affaire, m'expliqua que comme c'était un incident majeur, les réparations prendraient du temps à être effectuées. Il a fallu que je prenne mon mal en patience.
J'ai donc eu un avant-goût de ce que serait un effondrement numérique, si un jour ça arrivait. On oublie très facilement que notre vie numérique repose sur une infrastructure faite de fils, de câbles, de boulons et de boîtiers. Lorsqu'un de ces éléments ne fonctionnent plus, on peut facilement plonger dans le noir numérique, en un clin d'oeil. On parle trop peu du glitch ou de la panne... qui a eu des conséquences pour les commerçant.e.s de mon quartier.
En effet, cette coupure brutale d'Internet les a empéché.e.s d'être réglé.e.s par carte bancaire : les TPE sont reliés à Internet... cet événement a donné lieu à quelques scènes cocasses : comme le bijoutier, qui a traversé la rue avec un client collé à ses basques, pour emprunter la connexion du TPE du primeur d'en face. D'autres ont re-goûté aux joies du chèque et des petites pièces jaunes. Ce fut autant de coups de canif portés à ceux et celles qui vantent une société cashless, fondée sur les monnaies virtuelles et électroniques.
A une petite échelle, et en cas de panne, ce beau petit monde s'écroule sur lui-même. Que vivent les alternatives !
Bonne lecture !
-- Dominique
#lundifleuri
Eloge de la panne
Nous entretenons un rapport ambivalent avec la technologie et la machine. A cet égard, le numérique s'offre aujourd'hui comme une succession de boîte noire, système performatif complètement clos. Que ce soit nos objets connectés, les logiciels, nos box internet et même un site web, tous sont conçus en mode protégé, dans le sens qu'ils privent les utilisateurs de toute possibilité de les pénétrer, de les comprendre et de se les approprier complètement.
Aussi lorsque survient la panne, elle peut produire chez l'individu une appréhension, voire un traumatisme. Elle dévoile notre incapacité à maîtriser techniquement des technologies qui aujourd'hui nous dépassent, si nous ne sommes pas formé.e.s. Il est temps peut-être de rétablir avec nos "boîtes noires" un équilibre entre confiance et défiance ou alors de repenser notre rapport à la machine.
En 2005, Paul Virilio mettait en garde, dans son essai L'accident originel, contre la vanité des technosciences de vouloir tout régenter sans se soucier de la catastrophe. Il faisait sien le précepte d'Hannah Arendt qui aurait affirmé un jour que "le progrès et la catastrophe sont l’avers et le revers d’une même médaille". Je me souviens d'une interview qu'il avait donnée la même année en expliquant par ces simples mots son propos : "lorsque vous construisez un avion de 500 places, attendez-vous qu'il y ait un jour 500 morts." Ne pas prendre en compte la possibilité de l'accident, de la panne ou de l'incident lui semblait irresponsable et dangereux.
Ce nouveau principe de responsabilité invoqué par le philosophe s'opère dans les deux sens, à savoir qu'altérer volontairement nos fameuses petites boîtes noires est aussi une manière de reprendre le contrôle sur une technoscience béate et d'interroger la technologie. De fait, les artistes sont souvent les mieux placés pour arriver à ces fins, en usant de différentes tactiques.
Parlons, par exemple, des expérimentations du Net.Art au milieu des années 90 qui mettaient l'accent sur la paranoïa (toujours existante) qui entoure l'internaute et son ordinateur — la peur du virus, la crainte du bug, le crash du disque dur, entraînant la perte des données. Certains artistes, comme le collectif Jodi, travaille sur l'esthétique des erreurs informatiques. En perturbant l'expérience de navigation, en introduisant des codes cheats ou des faux virus, le collectif interrogeait notre environnement immédiat et notre rapport homme-machine. Ainsi en détournant les présupposées failles d'un navigateur, outil naturel pour les internautes, il démontrait que tout outil technologique est détenu par une organisation.
Comment faisait-il ? Le collectif intervenait directement sur le langage HTML tout en intégrant des éléments multimédias classiques. En perturbant ainsi les pages HTML, elles produisaient une série d'erreurs et de comportements erratiques : l'erreur 404 étant la plus fréquente. Ainsi, Jodi entraînait l'internaute dans un jeu de piste, dont il était impossible de trouver l'issue, par l'apparition de messages d'alerte, souvent incompréhensibles, confrontant l'internaute à la perte de contrôle de son ordinateur qui ne répond plus aux commandes.
Au delà de l'esthétisme de ces objets virtuels, la visée du Net.Art était de bien entendu politique. Il déjouait les codes habituels pour dénoncer les dispositifs de contrôle et de surveillance.
Vue de New York et de son infrastructure d'Internet
Images extraites de l'essai Networks of New York: An Illustrated Field Guide to Urban Internet Infrastructure par Ingrid Burrington.
Si un jour, vous vous promenez dans New York, vous rencontrerez ces étranges hiéroglyphes au sol.
En bref
→ Le web n'est pas que visuel, il peut être complètement textuel aussi
→ Souvenirs de 2030, une série de design fiction
→ Coded Bias, bande-annonce du documentaire que ne sera jamais The Social Dilemma