#29 — Travaillez, vous êtes surveillé.e.s !
#29
Dans ce numéro :
→ Histoire de la surveillance au travail
→ La COVID-19 a accéléré cette tendance
→ Que dit la CNIL ?
→ En bref
S'il y a bien une chose qui m'a toujours profondément énervée au boulot, c'est la sensation confuse d'être surveillée. Je me rappelle que lorsque je travaillais chez Lagardère au Pôle Télévision, j'avais eu une discussion assez houleuse avec un informaticien qui ne comprenait pas pourquoi je refusais d'installer ce petit logiciel sur mon ordinateur, qui, prétendument, traquait ses dysfonctionnements. Lorsque je lui avais répondu qu'il discutait avec une personne professionnelle du Net depuis 12 ans (à l'époque) qui savait faire une recherche sur Google, il avait tenté de m'amadouer en disant que c'était une consigne de la DSI et blah blah blah, je lui ai répondu avec le descriptif que me rapportait le site dudit logiciel : c'était un mouchard qui traquait l'activité de l'individu sur son ordinateur.
C'était en 2009, et à l'époque, les technologies de traçage numérique n'étaient pas aussi avancées qu'aujourd'hui. Mise à part la confirmation de l'efficacité des dispositifs juridiques existants (surtout en Europe) sur la protection des droits salariés, il existe, tout de même, en la matière, une ambivalence savamment orchestrée entre pouvoir public et privé, au regard des évolutions récentes. Bonne lecture !
-- Dominique
Jean Gaumy, A bonne distance - La Martinique
Petite histoire de la surveillance au travail
Avant la révolution industrielle et jusqu'au début du XXème siècle, plus de 90% des travailleur.se.s étaient dispersées entre les boutiques d'artisans et de commerçants en ville et dans les fermes en milieu rural. Les personnes se surveillaient déjà mutuellement. La révolution industrielle a modifié profondément cet équilibre et tradition ancestraux. La nécessité de réunir les travailleur.se.s, devenu.e.s salarié.e.s, dans un même lieu pendant une période pour mener la même tâche commune a conduit la surveillance au travail â revêtir de nouvelles formes. Avec le numérique, elle a continué à évoluer afin de s'adapter aux nouvelles exigences.
En 2014, une étude de Data & Society Research Institute, intitulée Workplace Surveillance, retraçait rapidement l'histoire de la surveillance au travail aux États-Unis. À la fin du XIXe siècle, alors que les chemins de fer étendaient leur rayon d'action, les marchands ayant des magasins localisés et une connaissance du marché parcellaire ont du fusionner afin de rester compétitifs. Ces fusions ne produisaient pas automatiquement des unités organisationnelles uniformes, et les modes de production et de comptabilité au sein de ces nouvelles entreprises étaient souvent désorganisés.
La production des biens et leurs distributions s'accélérant, grâce notamment au chemin de fer, les employeurs ont soudainement eu besoin de traiter beaucoup plus d'informations pour suivre le rythme industriel de la production. Les chefs d'entreprise ont du alors résoudre une question urgente : quelles structures et technologies pouvaient assurer l'efficacité et l'intégrité de l'organisation dans les affaires et le travail des salarié.e.s ? Les innovations en matière de technologies de l'information et de la communication qui se sont développées pour répondre à cette question furent principalement axées sur la gestion des travailleurs.
Bien qu'Adam Smith avait déjà réfléchi à cette question en théorisant sur la division du travail, la réponse concrète à cette question est venue de Frederick Taylor. Le taylorisme, adossé au fordisme, préconise :
une analyse détaillée et rigoureuse — d'où l'accent mis sur le qualificatif de « scientifique » — des modes et techniques de production (gestes, rythmes, cadences, etc.) ;
l'établissement de la « meilleure façon » (the one best way) de produire (définition, délimitation et séquençage des tâches) ;
la fixation de conditions de rémunération plus objectives et motivantes.
En parcellisant le travail, il était plus facile alors au contre-maître de suveiller le travail des salarié.e.s. La surveillance ainsi conçue visait (et vise toujours) à empêcher les travailleurs de ralentir ou de saboter l'appareil productif (le cauchemar des briseurs de machine était encore vivace), tant dans les usines que dans les bureaux. Certains cadres poussèrent plus loin cette logique en introduisant à l'usine, la pointeuse qui enregistrait le temps de travail du salarié.e ou encore le chronométrage des tâches pour "encourager une compétition amicale" entre les travailleurs.
Aujourd'hui, les managers ont en leur possession d'autres outils de surveillance pour vérifier que leurs collaborateur.ices respectent ces règles de rentabilité.
Si vous désirez en savoir plus, je vous encourage à lire l'essai de James Beniger, The Control Revolution.
La COVID-19 a accéléré cette tendance
Avec la pandémie et la massification quasi-obligée du télétravail, une nouvelle angoisse est montée au sein des directions des entreprises. La plupart du travail a été effectuée en ligne et en conséquence, les méthodes de surveillance se sont donc aussi adaptées. Les entreprises qui proposent des logiciels de surveillance à distance ont connu un regain d'intérêt pour leurs produits.
Dans ce contexte, des problèmes ont été soulevés ici et là, tels que le stockage des données recueillies lors d'appels sur Zoom par exemple, et les entreprises avec lesquelles elles pourraient être partagées.
De tollé en tollé, le dernier s'est produit le mois dernier lorsqu'il est apparue que Microsoft 360, commercialisé courant 2019, informait les managers de la productivité globale de leur équipe en mesurant le nombre de mails envoyés, les personnes avec lesquelles ils communiquent, leurs contributions aux documents partagés et de connaître le nombre de personnes qui participent aux discussions de groupe... à l'insu des salarié.e.s, bien entendu.
Les logiciels qui mesurent des éléments tels que la nature (et la vitesse) de la frappe et de l'affichage à l'écran donneraient (ou du moins devraient donner) la chair de poule à la plupart des gens. Mais en nous concentrant principalement sur ces méthodes, en partie parce qu'elles semblent nouvelles, nous pouvons passer à côté de cet instinct désormais fortement grégaire de cette nécessité absolue qui naît chez un individu, en position de manager, de surveiller le quidam qui travaille sous ses ordres.
La technologie n'a pas inventé la surveillance, mais elle l'a grandement facilitée. On pense que la COVID-19 a accéléré la tendance mais la pandémie a mis simplement en évidence à quel point elle a toujours existé et perdurera, voire s'intensifiera, si on ne fait pas plus attention.
Et si les cols blans sont surveillés, que dire des cols bleus ? Dans les entrepôts d'Amazon (oui, encore Amazon), les collaborateur.ices sont soumis.e.s à un régime de surveillance extrême, entre les réseaux de caméras de sécurité et les objectifs de productivité par heure pour la collecte et la préparation des colis. Dans de nombreux centres d'appels, des informations sont recueillies sur tout : de la durée des appels et du nombre de transferts d'appels au temps passé par les gens durant leurs pauses toilettes. Bien entendu, cette méthode est beaucoup plus invasive qu'un programme de surveillance des communications électroniques dans un bureau, mais l'objectif est à peu près le même.
Que dit la CNIL ?
Parmi les grands principes qui découlent de l'article 1 de la loi Informatique et Libertés, deux sont à mettre en exergue : les principes de finalité et de proportionnalité. En pratique, plusieurs droits de portée générale prolongent cet article, et notamment : le droit à l'information préalable qui fait obligation, au maître de fichiers d'informer la personne concernée des données collectées et des traitements qui seront opérés ; les droits d'accès, par la personne, aux fichiers comportant des données nominatives, la concernant ; le droit d'opposition à figurer dans certains fichiers, et le droit de rectification des erreurs constatées.
En bref
→ How to start a day
→ The way we trained AI is fundamentally flawed
→ The rise and rise of Amazon