#30 — Mignonne, allons voir si l'app que ce matin avoit éclose
#30
Dans ce numéro :
→ Vers la citoyenneté à la carte
→ A l'heure des jardins digitaux clos
→ En bref
Avez-vous remarqué que notre dépendance au smartphone se manifeste particulièrement à l'attention que nous portons aux apps que nous téléchargeons et utilisons ? Il y a une app pour tout : pour commander sa pizza, lire les news, écouter de la musique, mesurer la qualité de l'air, suivre ses métriques de santé, réserver une place au théâtre et même pour regarder un feu de cheminée. Vous y accédez facilement, tous disponibles en un tapement de doigt,
Quelques mois après la sortie du premier iPhone et de son élément constitutif, l'Appstore, un article pointait du doigt le modèle économique qui prévaudrait désormais sur ces appareils, contraire à l'esprit originel du Net, ouvert, participatif et collaboratif. Les apps vs le web. Un monde fermé contre un monde ouvert, plus prompt à collecter vos données.
Aujourd'hui, à l'heure de la pandémie, ce modèle de base s'est renforcé par une utilisation accrue de certaines applications : la demande de livraison de produits alimentaires et de plats préparés a explosé. En règle générale, les pandémies nous obligent à coopérer et à faire des compromis, jusqu'à ce que le danger se dissipe. Les apps, elles, offrent une approche différente : elles associent le besoin d'isolement à une célébration du confort individuel en favorisant certaines commodités par l'intermédiaire de nos joujoux technologiques. En commandant vos courses, vous n'êtes plus face au rayon vide du papier toilette. Cette app a excellé à vous offrir une solution privée et individualisée à un problème collectif qui vous poussent à exploiter les autres et les ressources.
L'après pourrait entraîner une maturation et une hybridation de ces systèmes dans un cadre plus large, qui relieront les données relatives à la santé, à nos finances et à nos assurances pour nous profiler sans notre consentement. Ils peuvent déjà déterminer le coût de notre prime d'assurance ou les offres d'emploi que nous consultons. En devenant les "gardiens de notre identité", elles contrôleront l'allocation des ressources sous quelques formes que ce soit et in fine à administrer notre accès à tout ce que nous associons à la liberté de nos vies urbaines.
L'année 2021 sera comme 2020, celle de la vigilance ! Bonne année à vous et à vos proches.
Bonne lecture !
-- Dominique
Emin Ösmen - Un migrant se protégeant des lacrymos en Turquie
Vers le citoyenneté à la carte
En 2012, Microsoft déposa un brevet proposant aux utilisateur.rice.s de se promener dans des quartiers dont les statistiques de criminalité violente sont inférieures à un certain seuil. Une série d'articles s'en suivit, s'interrogeant à juste titre sur le caractère raciste de cette méthode. Oui, ça l'était mais le plus important à mes yeux était de savoir — déjà, à l'époque — comment les données sur la criminalité pouvaient être utilisées en parallèle avec celles sur l'historique des achats, les informations démographiques et le prix des terrains pour déterminer où les gens vivaient. Le brevet explicitait très clairement comment ils allaient utiliser l'affichage publicitaire dans les voitures pour inciter le conducteur à consommer ("arrêtez-vous à la prochaine sortie d'autoroute pour prendre un café") et surveiller ce dernier pour s'il a bien effectué l'achat, de sorte que l'annonceur puisse être facturé pour la conversion de sa publicité.
Il est aujourd'hui facile d'imaginer un scénario dans lequel un conducteur originaire d'un quartier pauvre est guidé par des annonces de ce type provenant d'agences de recouvrement ou d'entreprises de restauration rapide ou un autre scénario dans lequel une entreprise appartenant à des Noirs est facturée au double parce que deux jours auparavant il y a eu un vol à la sauvette quelques jours auparavant.
La tarification dynamique existe déjà pour les péages aux Etats-Unis, elle se pratique en fonction de la congestion. Comme le suggérait Microsoft, elle peut très bien aujourd'hui sortir de ce cadre et s'appliquer à la vie de tous les jours Amazon, pionnier de l'automatisation de la discrimination par les prix, a déjà racheté Whole Foods. Combien de temps cela va-t-il prendre que différents clients ne se voient appliquer des prix différents pour les mêmes marchandises en fonction de leur lieu d'habitation ? Combien de temps avant des Paywalls ne s'élèvent dans l'espace public que nous traversions jusqu'alors sans encombre ?
On pourrait imaginer des tas de scénarios avec le citoyen devenu malgré lui un abonné aux services prodigués par diverses applications. Cette ville des abonné.e.s serait une nouvelle norme émergeante, rendue possible par un ensemble de techniques juridiques, financières et commerciales et de technologies, sachant gérer la ségrégation à des fins de gestion de ressources et d'accumulation de capital. Les villes ont toujours été inégales mais le temps se chargeait d'évaluer la valeur foncière des terrains, les droits légaux des locataires et propriétaires, les baux à long terme, etc. Dans la ville des abonné.e.s, ce ne sera plus possible. Elle serait capable de murer certaines parties de la ville à la volée sans modifier le paysage physique. En revanche, les particuliers seraient incapables de prévoir le comportement des portes, des files d'attente et des prix, car ceux-ci seraient soumis aux caprices des propriétaires de la plateforme. On pourrait être n'importe où et se retrouver soudain dehors à regarder à l'intérieur. Et tout ça d'un tapement de doigt.
A l'heure des jardins digitaux clos
A mesure que les technologies de suivi et de surveillance s'affinent nous enfermant, peu à peu, dans des logiques de prétendu bien-être personnel et sécuritaire, appuyées par des justifications juridiques. Cette vision d'une ville où le citoyen doit s'abonner à des applications pour accéder à des services auxquelles il avait toujours accès n'est qu'une excroissance dystopique d'une industrie technologique complètement métastasée. Pour autant, elle ne date pas d'hier, les racines de ce cloisonnement remontent à quelque chose qui nous est vraiment familier : le jardin clos.
Construire un mur autour d'un jardin est une idée très ancienne et pratique — les animaux sont des ennemis acharnés lorsqu'il s'agit de cultiver des fruits et des légumes. Mais le mur lui-même est aussi une sorte de technologie horticole qui a permis de cultiver des fruits à noyaux délicats, des raisins et d'autres aliments de saison chaude dans un plus grand nombre de climats. Le jardin muré était un précurseur de la serre : un mur de pierre épais qui cuit sous le soleil d'automne crée un microclimat dans le jardin augmentant sensiblement la température ambiante. Certains jardins avaient même des murs chauffés par des fourneaux. Les murs ne font pas qu'empêcher les ennemis d'entrer dans le jardin, ils favorisent l'émergence de nouvelles possibilités à l'intérieur.
Si on rapporte ça aux jardins digitaux que sont les apps, elles aussi contrôlent et surveillent et créent aussi un microclimat : des zones artificiellement modifiées où certaines nouveautés - et certaines attitudes - peuvent croître et s'épanouir. Lorsqu'en 2015, Mark Zuckerberg a décrété un "pivot vers la vidéo", tous les grands médias ont suivi. Passer de l'écosystème d'Apple à celui d'Android ne se fait pas sans perdre quelques cheveux et quelques centaines de dollars. La taille monopolistique et la relative simplicité de ces plateformes fermées peuvent faire plier presque tout le monde à leur volonté. Dans ces nouveaux jardins, nous sommes devenu.e.s des bonsaïs complètement rabougris.
La tentation du jardin digital a toujours prédominé sur Internet. Souvenez-vous dans le numéro 17 de Futuromium, je vous avais parlé d'AOL L'avènement de cette plateforme avait suscité de nombreuses critiques, la comparant à l'enclos des biens communs du 17ème siècle en Angleterre. Avant l'enclosure, les paysans travaillaient collectivement ces terres, souvent dans le cadre d'accords complexes entre les propriétaires et les autres agriculteurs. Mais avec l'essor de l'industrialisation et des technologies de transport, la production alimentaire a commencé à être centralisée et les industriels ont chassé les paysans des terres communales pour les transformer en usines et en logements. Avec AOL quelque chose de similaire s'est produit : les internautes furent poussés hors des réseaux auto-organisés et dans des environnements strictement contrôlés et gérés pour un profit privé.
Néanmoins, il semblait au départ que les jardins clos en ligne étaient voués à l'échec. Les protocoles partagés qui permettaient à l'internet de fonctionner semblaient également dicter la manière dont il pouvait être utilisé : une éthique de collaboration et d'interopérabilité semblait intrinsèque, et les modèles commerciaux qui allaient à l'encontre de cela semblaient marginaux. Le pionnier du web Tim Berners-Lee, dans un essai publié en 2010 par Scientific American, a condamné le "système d'information par ligne commutée America Online qui vous donne un sous-ensemble restreint du web", en faisant valoir que "les "jardins clos", aussi agréables soient-ils, ne peuvent jamais rivaliser en termes de diversité, de richesse et d'innovation avec le marché du web, qui est en pleine effervescence et qui leur échappe".
Mais on a sous-estimé la résilience des jardins digitaux clos. Avec sa manière à elle dont elle peut "demander, exiger, encourager, décourager, refuser et permettre l'action humaine" — pour reprendre qu'écrit la designer Jenny Davis dans son excellent essai How Artifacts Afford: The Power and Politics of Everyday Things — la technologie a fortement évolué depuis les années 90. La connectivité omniprésente et les logiques organisationnelles basées sur les applications du smartphone ont finalement permis d'atteindre ce qu'AOL ne pouvait pas faire : enfermer les utilisateurs dans des services d'abonnement comme Netflix, Adobe Creative Cloud et Google Stadia. Au lieu du courrier électronique et des flux RSS (qui reposent tous deux sur des protocoles ouverts), les internautes se sont tournés vers le bleu serein de Facebook et les produits étroitement contrôlés d'Apple, dont l'app store, rigoureusement sécurisé, a porté le potentiel de recherche de loyers du jardin clos à de nouveaux niveaux. Une fois les consommateurs piégés dans le jardin, attirés par la facilité d'utilisation et échappant au chaos du web ouvert, les plateformes pouvaient traiter les utilisateurs comme ils le souhaitaient, comme l'ont démontré tous les abus et l'exploitation des données qui allaient suivre.
En bref
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